Qu'est ce qui rime avec César ? Connard !

Il existe trois milliards de femmes. Je suis donc en droit de me demander : Pourquoi Iris ? Surtout les jours où nous nous disputions. Pourquoi elle parmi toutes les Chinoise et les Russes ? Pourquoi  est-elle là dans ma vie, à m’exciter et à me désespérer ? Je me dis qu’il y a sûrement une Australienne avec qui je serais très heureux. Des Australiennes douces et aimantes, ça doit forcément exister  (l’idéal serait une Australienne née en Suisse). Mais il y aurait des inconvénients : quelle horreur de faire une journée d’avion pour aller voir la belle-famille. Je haie l’avion. A la limite, je pourrais le supporter si on installait des rails dans le ciel. Finalement, je crois que je suis heureux. « Iris, j’aurais pu tomber sur une fille bien pire que toi. » « Tu me fatigues, César, vraiment. » « Alors bonne nuit. »
Je me souviens de cette discussion. Je me rappelle aussi m’être allongé près d’Iris. Dans le silence de cette nuit-là, nous paraissions si heureux. Nous avions alors à peine plus de vingt ans. Je pouvais peut-être envisager une vie de héro moderne. Seuls obstacles à cet héroïsme potentiel : mes insomnies. On ne peut pas sauver l’humanité sans ses huit heures de sommeil. Tous les héros dorment bien. Ils maîtrisent la nuit pendant que je compte tous les moutons du monde. Il faudrait que l’un loupe son saut. Se faire assommer par une masse laineuse endort à coup sûr.

Iris s’habillait toujours trop vite. Je l’implorais systématiquement de me laisser le temps de regarder sa petite culotte. « Mais je vais être en retard ! » criait-elle. On devrait interdire aux femmes de crier. Surtout le matin, quand je me débats encore. Elle me laissait seul dans le lit, et j’étais heureux de trouver parfois quelques cheveux, preuve de son passage. Je lui fis un jour une remarque à propos des traces qu’elle laissait. Elle me répondit « Je serais une bien mauvaise maîtresse alors. » Voilà exactement le genre de réponse qui fait battre mon cœur, aller savoir pourquoi. En logique amoureuse nous sommes le Robert Einstein de l’autre. Il y a ainsi des phrases d’Iris que j’ai trouvées formidables et qui sans valeur pour les reste des hommes : « On pourrait peut-être aller au cinéma ? Il devrait toujours y avoir du gruyère dans ton frigo ! Ça me rappelle un rêve que j’ai fait, mais je ne m’en souviens plus ! Il faudrait quand même que j’aille à la messe un dimanche. Je regrette d’avoir fait ça. Est-ce que tu m’aimes encore ? Woody Allen fait aussi des films qui ne sont pas drôles. » Et ainsi de suite. Si ces phrases ne vous font rien c’est que vous n’êtes pas amoureux d’Iris. J’ai senti dès le premier regard que notre relation serait un hors-piste. En fait non. Ce n’est pas la première sensation que j’ai éprouvée. Au tout début il y a eu un geste. Cela me fit penser à « L’immortalité » de Milan Kundera, livre dont l’héroïne naît d’un geste. Iris aurait pu se retrouver dans le roman d’un grand écrivain tchèque, mais elle a préféré être dans ma vie.
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J’avais connu des moments d’angoisse dans ma vie, mais celui-ci les surclassait. Surtout à cause d’Iris, qui me préparait comme si j’allais représenter l’humanité devant des  extraterrestres. Pendant près d’une heure, elle tenta de me coiffer décemment. « Arrête ! Laisse-moi un peu de naturel, ça sera mieux. » Elle me contempla, avant de confirmer « Non, naturel ça ne passera jamais. C’est vrai que tu as une petite mine, je vais te faire un jus de carotte. » « Je n’aime pas ça ! »  « C’est pas grave. Il faut que tu aies bonne mine. » « Mais je vais vomir ! C’est ça que tu veux ? Que je sois vert ? » « Oh tu ne fais vraiment aucun effort ! » Quoi que je dise, Iris trouverais quelque chose à redire. Alors que j’étais terriblement anxieux, je dus la prendre dans mes bras et la rassurer. Tout ce passerait bien. Ce n’était qu’un dimanche à vivre.

La soirée chez les parents d’Iris ne se passa pas comme elle l’aurait voulu. Le père glaçait l’ambiance avec des propos de plus en plus extrémistes. On passa en revue les SDF, les émigrés roumains qui se coupent une jambe pour nous faire pitié, le sida qui n’est qu’une maladie d’homosexuels et de drogués, rien d’étonnant à ce que les décadents du showbiz l’aient attrapé, et ces connards de la télé qui se font plein de pognon en présentant des conneries et la presse à la botte du pouvoir, tout n’est que magouille et compagnie et encore, et encore du pourri, et du snouf grigrigri gragragra. « Si tu veux je connais un bel endroit en Argentine où tu pourrais te réfugier, si tu es malheureux ici ! » Propose Lise, la sœur aînée de ma fiancée. « C’est malin ça ! » Lança son père.  J’ai tenu bon tout le repas. Mais j’avais fait tellement d’efforts que je redoutais les dernières minutes. Je me demandais pourquoi je restais ici. Sûrement pour Iris, bien sûr, qui passait sa main dans mon dos chuchotant « Tu sais s’est important pour moi… Je suis désolé de l’attitude de mon père… il n’est pas toujours comme ça… c’est un gentil au fond… je pense qu’il est tendu… il faut juste se mettre à sa place c’est la première fois que je lui présente quelqu’un… » Je regardais Iris pendant qu’elle tentait de justifier l’injustifiable. J’aurais tellement préféré qu’elle me dise « Mon père est un gros con, mais c’est mon père et je l’aime. Alors voilà tu fais avec… » Cela aurait été bien plus simple, mais cela n’arriverait jamais. Elle baignait dans une vapeur d’irréalité dès qu’il s’agissait de lui. C’est au moment du café que j’ai craqué. « Au fait, je ne sais même pas comment vous vous êtes rencontrés tous les deux. » Interrogea-t-il. « C’était à une soirée… » Commença Iris. « Enfin une soirée… » L’interrompis-je. « C’était un club échangiste. Iris était allongée entre deux mecs, et ce fut tout de suite le coup de foudre entre nous. » Après un long moment, Iris regarda son père. Il paraissait choqué, et cela dicta sa conduite. Elle cria, mais ce ne fut pas si fort que ça, comme un cri froid. « Tu t’en vas. Tu pars tout de suite. » Je me suis levé, j’ai pris ma veste, au revoir. Mais avant de partir, je me retourne pour dire « Merci encore pour le repas. » Dans l’escalier, j’ai entendu des pas derrière moi. J’ai pensé que c’était Iris, j’aurais tellement aimé que ce fût ma fiancée, mais c’est Lise, sa sœur, qui me rattrapait. « Iris ne te pardonnera jamais. » « Je ne sais pas quoi dire » «  Ne dis rien. Mais moi je voulais juste te dire que j’ai adoré. C’était bien ce que tu as fait. Comme c’était bien… » J’ai descendu les marches avec l’écho des mots de Lise dans ma tête, et ils ne me réconfortaient pas. Je savais que j’avais commis quelque chose d’irréversible. Mais je n’étais pas vraiment triste. L’attitude d’Iris m’avait tellement déçu. Je m’étais détesté pendant ce repas, à jouer les guignols, à me faire croire que je pourrais être le gendre idéal de ce ramassis de haine.

J’ai marché longuement, pour digérer les événements. Tout autour de moi avait la couleur du dimanche. J’allais entamer une nouvelle partie de ma vie, et j’éprouvais autant d’excitation que de frayeur.  
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Je me noyais dans le travail. Je vivais avec les mots, avec eux il n’y avait jamais de dispute. Iris me manquait, c’était un manque presque étouffant, mais j’avais pas envie de l’appeler. J’avais envie de voir personne. C’était sûrement la période la plus solitaire de ma vie. Je marchais beaucoup, et il m’arrivait de croire que je serais capable d’écrire un roman.
Un jour alors que j’étais dans la salle des photocopieuses, Louve fit son entrée. Je la croisais assez peu finalement. Mais à chaque fois, il y avait comme une tension qui se traduisait par des sourires appuyés. J’eus aussi le sentiment que le moment à venir était en germe depuis le premier instant, qu’il avait juste fallut attendre pour le voir éclore. Je ne pensais presque jamais à elle, mais dès qu’elle était devant moi elle m’occupait tout entier. « Vous êtes triste. » C’était une étrange entrée en matière. « Pourquoi dites-vous ça ? »  « Je le vois c’est tout » « Et à quoi ? » « Je le vois à votre façon de faire les photocopies. »  « Ah ? » « Oui, je suis directrice des ressources humaines, et j’ai développé un don unique. Je suis capable de savoir ce qui se passe dans la tête d’un employé au moment où il fait une photocopie. » « C’est un don exceptionnel, effectivement. » «  Oui vous pouvez essayer. » Je reste un instant sans bouger. Puis je pris une feuille pour la disposer dans la photocopieuse. J’agis lentement, décomposant chacun de mes gestes, tout en la regardant fixement. Puis je lui demandai « Alors, quel est mon état d’esprit ? » « Vous voulez boire un verre avec moi ce soir ; c’est ce que votre photocopie dit. Et j’accepte. Rendez-vous au café d’en face à 19 heures. » Sur ce, elle partit. Je me mis à rire, cela faisait bien longtemps que je n’avais pas ri ainsi. Elle avait été si vivante, dans sa façon d’être et de parler. Cet instant marquait un renouveau. J’allais vers une autre femme, et ce ne serait jamais anodin pour moi. Je me demandais ce qu’elle me trouvait. Représentais-je une sorte de fantasme ? Je ne voulais pas trop y réfléchir, et je me laissais porter jusqu’à notre rendez-vous, dans une ambiance que je protégeais de mes attaques dépressives.

« Tu es mariée depuis longtemps ? » « Comment sais-tu que je suis mariée ? »  « Tu as une alliance. » « Je suis mariée depuis deux ans. » «  Et tu n’es pas heureuse ? » « Je suis heureuse maintenant. » elle avait détaché les syllabes de maintenant elle avait dit main-te-nant, et c’était une façon de faire durer le présent. Je ne sais pas si la vie de Louve aurait mérité une notice dans un dictionnaire, mais j’allais apprendre à la connaître… un petit peu. Elle est marié à Sorël un peu plus âgé qu’elle. Son mari lui refuse l’enfant qu’elle désire tant. J’étais sa vengeance, j’étais son espoir. Il n’y avait aucun doute elle aimait son mari, et sûrement vivaient-ils des instants de douceur encore, mais il y avait entre eux l’incompatibilité du désir d’enfant. Nous trouvions tous les deux notre équilibre ainsi. Elle voulait être mariée, je ne voulais plus m’engager après Iris. Notre terrain d’entente était un lit.

Cette période se termina suite à un événement aussi important qu’inattendu. C’était un soir, à la sortie du bureau. Une femme est venue vers moi. J’ai mis plusieurs secondes à la reconnaitre. Quelque chose avait changé en elle. Sûrement ses cheveux. Ils avaient poussé, et cela offrait au visage de cette fille l’éclairage d’une tout autre féminité. C’était Lise, la sœur d’Iris. Nous sommes aussitôt allés nous asseoir dans un café. J’ai commandé de l’alcool, elle aussi. Alors seulement, elle m’expliqua le but de sa visite. « C’est à propos d’Iris » dit-elle simplement. Je ne savais pas si cela annonçait une nouvelle grave ou joyeuse. J’avais pendant des semaines tenté de vivre loin d’elle, loin de nos souvenirs, et le visage de Lise me foudroyait d’une évidence à peine enfouie… elle me manquait terriblement.
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J’avais ma nuit avec Iris sur le visage, et elle n’avait qu’un vague brouillon de moi sur le sien. J’avais subitement l’impression qu’elle avait vieillie. Louve était une autre Louve, parce que je la regardais différemment ce matin, parce que je savais qu’il fallait mettre un terme maintenant à notre parenthèse sensuelle. Elle me proposa d’aller déjeuner, et je savais que ce déjeuner serait long. Je savais surtout que nous devions être assis.

Elle s’est assise en face de moi. Ses longs cheveux étaient parfaitement lisses puisqu’elle cherchait à me plaire. C’était plus simple ici, avec des témoins et une table entre nous, de dire : «  Je me suis remis avec Iris. » « Et alors ? » Sa réponse me sidéra. J’avais pensé qu’elle accuserait davantage le coup. « Tu sais, je ne suis pas idiote. J’ai toujours su que tu l’aimais encore, et que tu la retrouverais. Mais pourquoi tu m’annonces ça avec une tête d’enterrement ? » « Je… je… » « C’est pour nous c’est ça ? Mais franchement qu’est-ce que ça change ? Je suis mariée tu as une fiancée. C’est encore mieux. Notre rapport sera équilibré. »  « Mais, je n’ai pas envie de la tromper. » « Avec moi tu ne la trompes pas, tu continues juste notre histoire. Comment peux-tu refuser ? On se verra quand tu veux où tu veux. » « Mais je ne veux pas ! » « Et si je te supplie ? Et si je te supplie de ne pas m’abandonner ? » Je n’avais jamais vu personne passer si vite de la force à la faiblesse. Elle me demandait maintenant de ne pas la quitter, de résumer notre histoire à un simple échange sexuel. Je ne comprends pas pourquoi elle mettait autant d’énergie à vouloir rester près de moi, à avoir des miettes de moi, à être une ombre de mon désir. Bien plus tard, je compris que le refus de son mari d’avoir un enfant l’avait fragilisé au point qu’elle ne supportait pas le moindre abandon. J’étais trop immature pour comprendre son attitude (je ne voyais qu’une femme incapable de se passer de moi) et bien trop peu clairvoyant pour comprendre qu’il me fallait la fuir dès maintenant. Avant qu’il ne soit trop tard…
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Les choses allèrent très vite avec Iris. Comme si le temps de notre séparation avait été un temps de maturation. Nous avons décidé de prendre un appartement ensemble, situé dans un immeuble avec une grande cour intérieure, puis de nous marier…
Tout le monde est là. Ma vie (officielle) est ici résumée. J’ai oublié de dire qu’il faisait beau, que nous étions sur une belle place, devant la mairie, et que le temps essayait de s’arrêter. Alors voilà, tout ça, je voudrais l’écrire, je voudrais faire comprendre ces dernières secondes de la beauté, ces dernières secondes d’un monde que je croyais éternel, et tout était là, parfaitement composé dans ma vie, et oui c’était le bonheur, oui c’était un état de satisfaction complète, mon cœur battait tellement fort… battre, et encore battre… Dans ce bonheur, je ne sais plus quel jour nous étions… La blancheur dominait… surtout celle d’Iris, sa blancheur que je voyais au loin, sa blancheur que je pouvais voir entre toutes ses silhouettes bienveillantes… la femme de ma vie était là comme une météorite du passé, j’ai repensé à notre rencontre, au cercle du sourire, au geste que j’avais tant aimé, et elle allait devenir ma femme, et c’était le plus beau mot de la langue française… elle allait être ma femme, Iris, dans sa blancheur. Je sais qu’on me parlait, je sais que je pouvais discerner des sons, mais plus rien n’arrivait vraiment jusqu’à moi, entre les souvenirs et les idées du futur, je ne pouvais voir que cette image amoureuse de la blancheur, c’était ma couleur, notre couleur, celle du oui. Et lentement j’ai compris qu’il y avait l’intrusion d’une autre couleur. Une couleur qui n’était pas une couleur de ce jour, à part peut-être pour les fleurs, mais ce n’était pas une fleur qui s’avançait, c’était le rouge qui s’avançait, le rouge qui allait percuter le blanc. Et j’ai mis un moment à comprendre, un moment à réagir, pour être certain de bien voir ce que j’étais en train de voir. Louve en train de parler à Iris, Louvre saccageant ma vie.

Je me suis précipité vers elles. Comme dans un cauchemar, mes pas étaient lents, je ne pouvais aller vite, je n’avais plus la moindre force. Louve est repartie aussi subitement qu’elle est apparue. J’ai vu Iris et sa blancheur, figées, mortes. Elle a tourné la tête vers moi, a vu mon regard de panique ; ce regard qui confirmait : oui l’homme que tu vas épouser a bien passé la nuit avec une autre femme, il y a quelques heures seulement. J’ai senti la mort dans le regard d’Iris et elle est partie en courant.  La fuite de la blancheur….


Comment dire que le temps a passé, comment dire que la vie a marché sur moi pendant dix ans ? Je ne sais même pas ce qu’il faudrait dire, par où commencer. J’avais fait souffrir la femme que j’aimais, souffrir si violemment, et à ma plaie s’était toujours associée la douleur de la sienne. Autant le dire tout de suite : en dix ans je n’ai jamais eu de nouvelles d’Iris. Je n’ai jamais osé l’appeler, trop écrasé par la honte. Les années ont passé dans le silence. Au tout début j’ai hésité, même si je savais qu’il n’existait aucun mot qui rattraperait ce qui avait été vécu. Ces dix dernières années qui m’ont mené à être assis là où je suis assis au moment où je tente de penser à ma vie, dans ce grand bureau. Juste devant moi il y a un téléphone. Je ne sais pas encore que dans quelques secondes, il va sonner. Et je ne sais pas encore que ce sera la voix d’Iris. Dans dix secondes maintenant, elle ressurgira de dix ans de silence…